Rastafari
On peut se demander comment l'ethnologue le plus fantaisiste, l'esprit le plus enfiévré, aurait pu imaginer un système de croyances plus étrange et puissant que celui des Rastafariens. Dans la Jamaïque d'aujourd'hui, la confrérie de Rastafari n'est pas seulement une secte millénaire qui attend son rapatriement en Afrique, c'est aussi l'alternative d'une nouvelle nationalité spirituelle, qui apporte à des milliers de jeunes jamaïcains, laissé à l'abandon entre les années d'école et un cycle sans fin de chômage et de besognes dégradantes, une identité culturelle de masse.Pour la population rasta de Jamaïque, que l'on estime approximativement à 75000, les croyances, et les rites du Rastafari apportent une solution aux ironies meurtrières du Dieu de l'homme blanc dans une société coloniale et brutalisée. L'ascétisme rasta permet aux pauvres de passer avec dignité à travers l'amas du détritus mécanique du XXème siècle - sans honte ni envie. Et surtout alors que les Rastas sont généralement considérés comme des parias qui ont rejeté le monde matériel, leur secte est depuis 20 ans la force culturelle prédominante chez la jeunesse jamaïcaine. La plupart des musiciens sont Rastas, bien qu'ils ne portent pas tous la coiffure gorgonienne qui permet habituellement d'identifier un membre de la confrérie. La plupart des meilleurs peintres et acteurs de l'île sont impliqués dans le mouvement rasta.
Peu de gens auraient jamais entendu parler des Rastas sans le reggae. Quand vous visitez la Jamaïque, il y a toujours une bonne âme pour vous avertir que les démons menaçants avec leur nid de serpents sur la tête vous étriperont et dévoreront votre foie à la moindre provocation. Mais le reggae, en particulier la musique des Wailers, a jeté la cosmologie rasta au milieu de l'arène culturelle internationale et tout d'un coup les gens veulent savoir ce qu'il y a derrière toutes ces prières et incantations, et cette consommation systématique de ganja.
En Jamaïque, chacun a son opinion sur le Rastafari. Les classes moyennes et riches pensent que les Rastas sont des hippies violents dont il faudrait se débarrasser. Le gouvernement les tolère et essaye de les utiliser au profit de sa politique. La police leur mène une guerre contrôlée. Mais chaque année le Rastafari acquiert un prestige plus grand dans la vie du pays.
Une nuit, un jeune ingénieur me présenta la situation de la manière suivante : "Pendant des années, les Jamaïcains ont eu la crainte des Rastas en qui ils voyaient des ascètes volontaires qui refusaient de voter et fumaient de l'herbe toute la journée. Il a fallu de nombreuses années pour que les gens commencent à réaliser que les Rastas avaient contribué à la culture jamaïcaine plus que tout autre groupe. Petit à petit, ils sont devenus la conscience du pays. Nous avons le sentiment que nous avons plus besoin d'eux qu'eux de nous."
Rasta commence avec Marcus Garvey. Il naquit en 1887 à St Ann's Bay. Son père était un tailleur de pierre descendant d'une tribu marron, cette nation indépendante d'esclaves enfuis, qui vivent dans les coins reculés de l'île. Quand Garvey a quinze ans, il part vivre à Kingston où, quelques années plus tard, on le retrouve impliqué dans le journalisme de gauche et le mouvement de retour à l'Afrique. A vingt ans, et malgré sa position de contremaître, il dirige une grève d'imprimeur très dure. A Kingston, il se fait une réputation pour ses dons innés de prédicateur et d'organisateur. C'est en 1916 qu'il arrive aux USA et, l'année suivante, il fonde l'UNIA (Association universelle pour l'Avancement de l'Homme noir). A l'origine, c'était une organisation de type fraternel, remodelée plus tard pour en faire le véhicule organisé de la Rédemption des Noirs par le rapatriement en Afrique. Il fonde à New-York le Negro World, un journal dont la devise est le cri de ralliement du nationalisme noir de Garvey : "Un seul but, un seul Dieu, une seule destinée". Garvey, un homme fougueux et tout d'une pièce, avec des yeux perçants et une voie de prédicateur retentissante, passe la plus grande partie des années 1919-1920 à voyager à travers l'Amérique, diffusant la doctrine de l'UNIA et salué comme le rédempteur par chaque communauté noire qu'il visite.
Certains disent que Marcus Garvey était un prophète. D'autres disent que c'était un aventurier. Marcus Moziah Garvey était possédé par une fièvre organisatrice stupéfiante. En 1919, il fonde le Black Star Line, une compagnie de navigation dont le but est de "servir de lien entre les peuples de couleur du monde dans leurs rapports commerciaux et industriels". L'achat d'actions est réservé aux Noirs, et Garvey réunit des millions de dollars en vendant à ceux qui partagent ses idées de fierté noire et de Rédemption des actions à cinq dollars pièce. On dit que Garvey n'a jamais eu l'intention, contrairement à ce qu'affirment ses détracteurs, de faire de la Black Star Line le moyen de transport pour rapatrier en Afrique ceux qui désirent partir, le moment venu. Mais ceux qui avaient lancé la souscription avaient intérêt à exploiter le côté publicitaire d'une telle interprétation. Malgré la persécution acharnée des autorités fédérales et new-yorkaises, la compagnie acheta un vieux cargo de transport de coton, le rebaptisa SS Frederick Douglas et commença en 1920 à exploiter la ligne USA - Jamaïque.
La même année, Garvey rassemble une convention mondiale de l'UNIA qui stupéfie les habitants de New-York. Des milliers de disciples de Garvey défilent à travers Harlem en uniformes colorés. Des chefs africains dans tous leurs atours assistent aux sessions principales à Madison Square Garden. Dans une proclamation internationale d'anticolonialisme et de nationalisme africain. Garvey tonne à la tribune : "Nous sommes les descendants d'un peuple qui souffre; nous sommes les descendants d'un peuple déterminé à ne plus souffrir." Les tabacs de Harlem vendent des cigares avec la photo du prophète sur la bague. Quelqu'un ressort une chanson populaire intitulée "Black Star Line" . Dans tous les quartiers de la communauté noire à New-York, Chicago et St Louis, les rues retentissent de l'hymne de l'UNIA "Ethiopie terre de nos pères". Vers sa trente-cinquième année, Garvey est devenu le Noir le plus puissant et le plus redouté des Etats-Unis. En 1922, il est si confiant en sa position qu'il rencontre en Louisiane les dirigeants du Ku Klux Klan pour négocier leur soutien au rapatriement en Afrique. Mais l'année suivante les ennuis commencent. La Black Star Line fait faillite par suite d'une gestion incompétente. Garvey est arrêté pour fraude postale et fiscale, jugé coupable, enfermé à la prison fédérale en 1925. En 1927, sa peine est commuée par le président Coolidge et il est déporté à Panama.
Marcus parvient à rentrer en Jamaïque, ou il ressuscite l'UNIA et tient plusieurs conventions spectaculaires dont les vieux Jamaïcains parlent encore comme du spectacle le plus glorieux auquel ils aient jamais assisté. Il monte en chaire pour prophétiser le rapatriement de tous les Noirs du Nouveau Monde pour 1960. Les autorités coloniales opposent au nationalisme de Garvey toute l'hostilité dont elles sont capables et il doit finalement s'exiler en Angleterre où il passe le reste de sa vie et meurt d'une pneumonie en 1940.
En 1924, l'UNIA avait fait une tentative pour installer au Libéria une colonie de Noirs rapatriés, à laquelle le gouvernement libérien s'était opposé. Marcus Garvey mourut sans jamais avoir mis le pied en Afrique; mais son message avait atteint le Kenya des années vingt et faisait école parmi la jeune génération, celle de Jomo Kenyatta. De la leçon de Marcus Garvey sont issus les mouvements nationalistes qui devaient un jour rendre l'Afrique à des mains africaines. En 1952, Garvey fut proclamé héros national par la Jamaïque.
Un dimanche de 1927, Marcus Garvey avait prophétisé dans une église de Kingston : "Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, car le jour de la délivrance est proche."
En 1930, le chef d'une tribu guerrière d'un coin perdu de l'Ethiopie, Ras Tafari Makonnen, se fait couronner cent onzième empereur d'Ethiopie avec une ascendance qui remontait à l'union du roi Salomon et de la reine Makeda de Saba. Son nouveau titre de Roi des rois, Seigneur des seigneurs, Sa Majesté impériale le Lion conquérant de la tribu de Judah, élu de Dieu. Tafari prend un nouveau nom, Hailé Selassie, "Pouvoir de la Sainte Trinité".
En Jamaïque les disciples de Garvey voient en première page de Daily Gleaner la photo du nouvel empereur africain et consultent leurs Bibles. Pourrait-il s'agir du roi noir dont Garvey avait parlé ? Le témoignage de la Bible est formel : Apocalypse, 5, 2-5: "Et je vis un ange puissant, qui criait d'une voix forte: "Qui est digne d'ouvrir le Livre, et d'en rompre les sceaux ?" Et l'un des vieillards me dit: "Ne pleure point, voici le Lion de la tribu de Judah, le rejeton de David, a vaincu pour ouvrir le Livre et ses sept sceaux."
A Kingston plusieurs prédicateurs commencèrent à adresser à Hailé Selassie leurs prières, en tant que dieu vivant et personnage central de la Rédemption africaine. Les adorateurs de Selassie prirent le nom de Ras Tafaris, ou Rastamen. Certains Rastas adoptèrent le nom de Niyamen après un article paru dans le journal de Kingston décrivant l'ordre des Nyabinghis (formé au Congo et en Ethiopie vers le milieu des années trente pour renverser le colonialisme et la domination blanche). Le plus suivi des prédicateurs rastas fut L. P. Howell, qui vendit pour un shilling pièce de petits portraits de Selassie, en disant à ses clients que c'était leur passeport pour l'Ethiopie. La réaction de la police fut d'attraper Howell et le plus de Rastas possible et de les enfermer à l'asile.
Quand Howell en sort en 1940, il fait l'acquisition d'une vieille propriété dans les collines, le "Pinnacle", et s'y installe avec 1500 Rastas de Kingston et de Morant Bay. Il s'instaure régent de Selassie, vit entouré de ses femmes et d'une garde prétorienne de "guerriers éthiopiens". Les fonds proviennent essentiellement de la récolte de ganja. Depuis le début, les Rastas avaient porté leurs cheveux longs, selon l'Ancien Testament qui dit qu'"aucun rasoir ne doit toucher la tête du Juste". Au Pinnacle, les cheveux longs sont tressés en nattes souples d'après des photos de guerriers masai ou somalis de l'Afrique de l'Est. De là date l'appellation de "locksmen" ou "dreadlocks". Le mot "dread" (terrible) exprime le caractère irréconciliable des relations des Rastas avec l'autorité, et s'utilise comme nom, adjectif ou adverbe. On dit que les premiers dreadlocks apparurent vers 1947.
En 1954, la police fait un raid sur le pinnacle et en chasse les occupants. Les Rastas de Howell, en réponse aux exigences de leur leader, étaient devenus violents, pillaient leurs voisins et la récolte de ganja des autres fermiers. Des milliers de Rastas occupaient les terres dont Howell avait fait un Etat dans l'Etat, à la manière des Marrons. Le havre du Pinnacle disparu, beaucoup de Rastas émigrèrent à Kingston, et le mouvement commença à s'étendre.
Les Rastafariens ne professent pas un credo monolithique. Certains Rastas portent leurs cheveux en locks, d'autres les coupent. Certains fument d'énormes quantités de ganja, d'autres la fuient. Certains Rastas évitent toute sorte de travail, tandis que d'autres sont les meilleurs artistes, sculpteurs, artisans de Jamaïque. Ils ne font l'unanimité que sur deux points: Ras Tafari est le Dieu vivant; la Rédemption de l'Homme Noir passe par le retour à l'Afrique. La plupart des Rastas sont végétariens, évitent la viande et les fruits de mer. Tous ont un mépris profond pour les gens qui mange du porc. La nourriture en conserve est suspecte, on préfère la nourriture "I-tal" (réelle ou naturelle) - grain, fruits, racines et légumes.
Les Rastas se considèrent comme les tribus perdues d'Israël, vendues comme esclaves à une Babylone des Caraïbes, et quand enfin les enfants d'Israël s'envoleront vers Sion, le origines obscures l'explique. Ainsi un Dread vous dira, après quelques spliffs, que la race noire a péché dans les temps anciens et que Jah l'a punie en la mettant à la merci des envahisseurs blancs et de l'esclavage. Les quatre grands pirates (John Hawkins, Cecil Rhodes, Stanley Linvingstone, U.S. Grant) transportèrent les esclaves vers le Nouveau Monde pour enrichir Babylone et sa reine, Elizabeth I, aujourd'hui réincarnée en Elizabeth II. Le spectre d'or de la maison de Judah en Ethiopie, doué d'un pouvoir magique qui confère à son détenteur la domination du monde, fut dérobé d'Ethiopie par Marc Antoine et Jules César, qui s'en servirent pour construire l'Empire romain. Le spectre fut ensuite dérobé par l'Angleterre, qui hérita de l'empire. Lors du couronnement de Hailé Selassie en 1930, le roi George V envoya en Ethiopie son fils, le duc de Gloucester, avec le spectre comme cadeau pour l'empereur. Là, le duc s'enivra et s'égara dans la nature, mangea de l'herbe haute, et on découvrit alors qu'il était une réincarnation du roi de Babylone Nabuchodonosor. Quand le duc remit le spectre à Selassie, l'empereur retrouva ses pouvoirs. Selassie donna au duc un mystérieux emblème pour qu'il le porte à son père en Angleterre, mais quand le roi George V vit l'emblème il fut saisi de paralysie et mourut peu de temps après. Gloucester devint roi puis abdiqua; selon la prophétie, le trône doit lui revenir après le règne de la réincarnation d'Elizabeth I; il sera le dernier roi de Babylone et présidera à sa destruction.
Les rastas disent que Babylone est représentée en Jamaïque par le gouvernement , la police et l'Eglise. La plupart des Rastas refusent de payer des impôts ou d'envoyer leurs enfants à l'école (ironie cruelle, à l'école Hailé Selassie de Kingston, une donation de l'empereur, les enfants portant des locks ne sont pas admis). L'usage par les femmes de produits de beauté est un péché, et un Rasta ne partagera pas la couche d'une femme indisposée. En fait tout le système d'injures des Rastas est basé sur une terreur ancestrale du cycle menstruel. "Blood clot" est dur; "Ras clot" est pire. "Bumba clot" est terrible. Quant à "Pussy clot", son usage donne à votre adversaire une raison suffisante pour vous trancher le cou avec son coupe-coupe.
L'alcool, le rhum surtout, est prohibé: c'est une technique insidieuse de Babylone pour provoquer les assassinats en masse et la folie. La Bible, au psaume 18, Genèse 8 et Apocalypse 22, encourage le fils de Ras Tafari à fumer du cannabis. Toutes les formes de sorcellerie et de revivalisme chrétien, tout juste bonnes à vous détourner de la Révélation mystique de Ras Tafari, sont considérées avec le plus profond mépris.
C'est d'après la fermeture du Pinnacle en 1954 que date la réputation de violence des Rastas. Les Dreads allèrent s'installer à Trench Town et au Dungle, et une vague de criminalité déferla. Avec une migration rurale qui amène à peu près 20000 habitants supplémentaires à Kingston chaque année, le Rastafari apportait d'abord une alternative à l'impatience et au désespoir des ghettos. Quand le phénomène "Rude Boy" s'estompa, beaucoup d'anciens rudies devinrent rastas, ou au moins laissèrent pousser leurs cheveux. (On dit souvent d'un Rasta pour la frime: il a des locks sur la tête mais pas dans le coeur.)
En 1959, à la suite de bagarres de rues avec les Rastas, la West Indies University fit une recherche sur le culte, et proposa au gouvernement une série de recommandations concernant les Rastas. Mais pour la police, Rasta était synonyme de trafic de ganja, et de la même façon que les Rastas avaient été internés dans des hôpitaux psychiatriques sans la moindre évidence clinique, au début des années 60, les membres de la confrérie qui osaient arborer leurs locks en public disparaissaient en prison. En 1963 un groupe de Rastas laissa éclater son ressentiment et massacra l'employé d'une station-service à Coral Gardens près de Montego Bay. Ensuite il firent brûler la station, mirent un motel à sac, tuèrent un client jamaïcain, et mirent tout à feu et à sang jusqu'à ce que l'armée réussisse à les maîtriser. Des centaines de Rastas furent ramassés et jetés en prison, et pour le public jamaïcain Rasta devint le synonyme de terreur et de gangstérisme. Trois Rastas de Coral Gardens furent pendus.
Aujourd'hui la jeune génération jamaïcaine adopte beaucoup d'idées rastafariennes, et les Rastas font des efforts pour prouver qu'ils sont non violents et que tout ce qu'ils veulent c'est retourner en Afrique. Des groupes de Rastas comme les Ethiopiens croonent "Ramenez-moi en Afrique" et adoptent une image de tranquillité et d'harmonie. Prince Talice a eu un hit qui s'appelait "Descent citizen" (Citoyen convenable), et Levi Williams envoie sur les ondes son message de paix avec "Peaceful Rasta".
Vers la fin des années cinquante, quelques familles jamaïcaines émigrèrent effectivement en Ethiopie, et occupèrent des terres cultivables données par Selassie. Mais au bout de quelques années le groupe se désagrégea en disputes doctrinales et plusieurs Rastas furent renvoyés en Jamaïque par les autorités éthiopiennes. Selassie décida de dissoudre la commission qu'il avait créée pour étudier un plan pour installer en Ethiopie les Noirs des Caraïbes. On raconte que l'empereur aurait dit que la dernière des choses dont son pays avait besoin c'était des milliers de drogués paresseux qui ne payaient pas leurs impôts.
Comme Dieu vivant, Selassie ne faisait pas trop mauvaise figure. En route pour le trône, il avait trouvé commode d'expédier dans l'autre monde de nombreux rivaux, et l'Impératrice d'Ethiopie mourut mystérieusement juste avant son accession au trône. Mais Selassie était déterminé à faire passer son pays directement de l'âge de pierre au XIXème siècle, au moins, en 1923 l'Ethiopie était admise à la Société Des Nations à Genève. Après son couronnement, le Lion de Judah s'embarqua pour une tournée royale des capitales européennes, accompagné d'une demi-douzaine de des lions royaux et des guépards apprivoisés. Quand les Rastas de Jamaïque entendirent l'histoire des lions, ils s'abandonnèrent à des paroxysmes de terreur et d'adoration.
En 1935, l'armée italienne de Mussolini envahit l'Ethiopie, et Selassie adressa à la Société des Nations son plaidoyer légendaire pour obtenir de l'aide. Peu de temps après, une photo parut dans le Daily Gleaner, qui montrait Selassie debout sur une énorme bombe italienne non explosée, ce que les Rastas interprétèrent comme un grand miracle. L'invasion de l'Ethiopie par l'Italie confirmait la prophétie de l'Apocalypse, 19-19: "Et je vis la bête, et les rois de la terre, et leurs armées rassemblées pour faire la guerre à celui qui était sur le trône." Ensuite, quand Selassie fit en Ethiopie son retour triomphal (organisé par Winston Churchill en 1941), le verset suivant s'accomplissait : "Et la bête fut prise, et avec elle le faux prophète, qui avait fait devant elle des prodiges par lesquels il avait séduit ceux qui avaient pris la marque de la Bête et adoré son image."
Selassie était d'humeur changeante, tour à tour sombre et enjoué. Les diplomates qui lui rendaient visite d'Europe le trouvaient en train de jouer avec ses lions apprivoisés; il plaçait sa tête entre leurs machoires pour prouver leur amour et leur docilité. En 1963, il parraina l'établissement d'une Organisation nationaliste de l'unité africaine et en construit les quartiers généraux à Addis-Abeba. Il parcourait les rues desséchées de sa capitale dans une Rolls Royce brune, jetant des liasses de billets de banque à ses sujets prosternés. Trop fier pour risquer de perdre la face en Europe en laissant des organisations d'entraide internationale publier l'état désastreux des récoltes éthiopiennes, il préférait laisser des milliers d’Éthiopiens mourir de faim les années de famine. De toute l'histoire de l'Afrique contemporaine, ce sont les membres de sont gouvernement qui ont eu la plus grande réputation de corruption.
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Sa majesté Divine et Théocratique Haile Selassie mourut à Addis-Abeba le 27 août 1975 dans un petit appartement de ce qui avait été son palais. Quelques mois plus tôt, les jeunes colonels impatients de son armée avaient renversé le régime par un coup d'Etat, humilié l'Empereur, et l'avaient accusé de trahison pour avoir laissé mourir cent mille paysans faute d'assistance pendant la plus désastreuse sécheresse que l'histoire de l'Ethiopie ait enregistrée. Les colonels tenaient Selassie enfermé dans son ancien palais dans l'espoir d'échanger sa vie contre les milliards qu'il avait, selon eux, entassés dans des banques suisses. Ils répandirent de lui l'image d'un voleur et d'un tyran qui avait accumulé de fabuleuses richesses sur le dos du peuple le plu misérable de la terre. Les colonels auraient préféré l'exécuter, mais ils étaient superstitieux et craignaient encore le pouvoir du prisonnier frêle et abattu qu'il était devenu. Les partisans de Selassie murmuraient dans leur exil que l'infirmière de l'Empereur avait peu à peu empoisonné sa soupe [...]
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Extrait de "Reggae 'Pur Sang'. Musique et culture de la Jamaïque"
Stephen Davis / Peter Simon
Editions Albin Michel.